26/07/2009

Musiques d'avant-garde : retour à la Source


Affaibli par le temps et banalisé par le milieu artistique, le mot « avant-garde » s'est progressivement vidé de sa substance, désignant aujourd'hui mille choses et aucune. En matière d'explorations sonores, à une période où bien des connections entre art, société et technologie restaient encore à inventer, le terme avait pourtant un sens beaucoup plus proche de son étymologie, désignant les éclaireurs envoyés prendre tous les risques pour défricher des terrains inconnus. Une très belle occasion de se rafraichir la mémoire nous est à présent fournie avec une réédition d'œuvres importantes, parues à l'origine en complément du magazine Source entre 1968 et 1971. Véritable instantané de l'effervescence californienne de l'époque, mêlant obscures expérimentations et classiques du vingtième siècle, ce triple CD qui sort chez Pogus ne laissera pas indifférents ceux attentifs à l'histoire de la musique électroacoustique ni ceux à la recherche d'une ascendance à certaines scènes bruitistes et improvisées actuelles.

A l'ère de la globalisation et de la surabondance des flux d'informations, dans le domaine de la musique comme dans d'autres, construire ses repères et tracer des lignes directrices semble une nécessité de plus en plus prégnante. Attitude pragmatique autant que valeur refuge, le retour vers le passé (musical) est une tendance qui se confirme chaque jour, permettant, dans le meilleur des cas, d'appréhender les réseaux complexes d'aujourd'hui en partant des points de départ d'hier. D'un point de vue discographique, rééditions de matériel jugé historique, anthologies diverses et autres coffrets rétrospectifs ne se sont jamais si bien portés. Les travaux d'archivistes sonores assumés depuis des années par des labels comme Sub Rosa, Alga Marghen ou Creel Pone, sans oublier les parutions récentes de l'INA-GRM consacrées à Bernard Parmegiani ou Luc Ferrari, sont là pour le prouver. Nouvelle démonstration des vertus du dépoussiérage d'un certain patrimoine expérimental : la résurrection des disques initialement parus en supplément dans le magazine d'art américain Source, entre 1968 et 1971. Pour la première fois, le contenu intégral des six LPs originaux a été transféré numériquement pour constituer l'édition qui voit à présent le jour chez Pogus, le très estimable label d'Al Margolis (alias If, Bwana lorsqu'il revêt sa casquette d'électroacousticien).

A chercher aujourd'hui le dernier numéro de Source, on a toutes les chances de tomber sur une revue orientée hip-hop ou sur une parution dédiée à la photographie. Mais à la fin des années 1960, avec de bons renseignements, il était possible de souscrire un abonnement à cette publication semestrielle dont l'intitulé complet est : Source, Music of the Avant-garde et dont on estime à 2000 le nombre d'abonnés au pic de la notoriété. Créée et éditée par Larry Austin et Stanley Lunetta, Source s'est déclinée en onze numéros couvrant les développements théoriques et pratiques de la musique expérimentale de l'époque : recherches électroniques, musique aléatoire, performances multimédia et autres approches conceptuelles. Même si les compositeurs de la New York School et quelques européens furent l'objet d'un traitement par le magazine, le gros de l'attention s'est surtout porté sur les innovations en provenance de la côte ouest américaine. Cette tendance éditoriale est logiquement reflétée par le choix des pièces sonores publiées.

CD 1 : Source Records No. 1 et No. 2

La mise en bouche est laissée à Robert Ashley qui n'hésite pas à montrer les dents sur l'inquiétant The Wolfman, pièce historique élaborée en 1964 et réalisée ici en 1967, à l'occasion du premier Festival of Live-Electronic Music à l'Université de Californie. Pas encore directeur du département de musique contemporaine au Mills College, Ashley est déjà en possession d'idées fortes autour de la théâtralité audiovisuelle et de la composition spontanée. Ces deux aspects sont perceptibles dans cette œuvre distinctive qui met en jeu amplification vocale et bandes magnétiques. Gordon Mumma s'occupe ici du dispositif électronique, submergeant progressivement toute dimension humaine dans un crescendo d'interférences et de distorsion qui atteint, comme le suggère le titre, des sommets d'animalité. Carrément hors normes pour l'époque, la fureur de ces incantations précède l'intransigeance du courant power electronics qui, de Whitehouse à Prurient, se doit de reconnaître en cet homme-loup un ancêtre annonciateur. On retrouve Mumma au poste de manipulateur de sons sur la pièce suivante, Wave Train, de David Behrman. Celui-ci, travaillant à l'époque pour la série « Music Of Our Time » des disques Columbia, est également le producteur des deux premiers disques Source. Le compositeur met ici à profit les capacités résonantes d'un piano dont les cordes sont connectées à plusieurs aimants électromagnétiques empruntés à des guitares électriques. Le degré d'amplification est alors progressivement augmenté jusqu'à créer un effet de feedback dont l'intensité est capable, à son tour, de faire vibrer les cordes. Le déplacement des aimants au cours du temps et le contrôle du volume sonore sont les deux paramètres principaux dont jouent Behrman et Mumma dans cette performance enregistrée en 1968, au Center of the Creative Arts de Buffalo, dans l'état de New York.

A tout seigneur tout honneur, Larry Austin, en tant qu'instigateur principal de la publication, est le seul compositeur présent à deux reprises dans cette anthologie. Sur une première pièce datant de 1967, Accidents, pour piano préparé électroniquement, modulateur en anneau, miroirs, actions, lumière noire et projections, il confie à David Tudor l'exécution d'un protocole aussi élémentaire que passionnant. Le pianiste, assis devant son clavier, doit essayer de ne produire aucun son alors qu'il tente de relâcher la pression exercée sur les touches ; la série de gestes qu'il doit accomplir est indiquée par la partition et les sons éventuellement générés ne le sont qu'à la suite d'« accidents » où un dispositif particulier, une manipulation trop rapide déclenchent de façon imprévisible une réponse électroacoustique. En cas d'accident, l'interprète abandonne immédiatement le segment en cours et passe au suivant en appliquant la même règle jusqu'à la fin de la partition ; les segments qui ont été audibles sont ensuite rejoués dans l'ordre, jusqu'à ce que règne le silence le plus parfait. A la merci de multiples paramètres et de format évidemment variable, cette pièce n'est pas sans rappeler certains principes antérieurs auxquels Tudor s'était frotté dix ans auparavant (on pense naturellement au Klavierstück XI de Stockhausen). Concluant le premier CD, Allan Bryant propose une construction très ouverte où, accompagné de certains de ses partenaires du groupe Musica Elettronica Viva (Barbara Bryant, Carol Plantamura et Frederic Rzewski), il utilise des instruments de sa fabrication. Plusieurs systèmes d'amplification de cordes de mandoline, de guitare et de basse sont ainsi mis à contribution sur Pitch Out (1967) qui se rapproche de l'improvisation collective, entre convergence harmonique et dissonances indéterminées.

CD 2 : Source Records No. 3 et No. 4

Le deuxième volet de ce tryptique débute de splendide manière avec une œuvre conceptuelle par excellence : I'm Sitting In A Room (1970) d'Alvin Lucier qui, en ce temps-là, était associé à Ashley, Behrman et Mumma au sein de la Sonic Arts Union. Classique parmi les classiques, cette pièce emblématique est ici présentée dans une version plus ancienne que celle parue chez Lovely Music et réduite au tiers par rapport à celle-ci. Le principe, si d'aucuns l'ignorent encore, est expliqué par Lucier lui-même dans ce fascinant exercice de mise en abyme : « Je suis dans une pièce différente de celle où vous vous trouvez à présent. J'enregistre le son de ma voix qui parle et je m'apprête à le rediffuser dans cette même pièce, encore et encore, jusqu'à ce que les fréquences résonantes de la pièce se renforcent et que les caractéristiques de mon discours, à l'exception peut être du rythme, soient détruites. Ce que vous entendrez alors sont les fréquences résonantes naturelles de la pièce articulée par le discours. Je considère cette activité moins comme la démonstration d'une réalité physique que comme un moyen de lisser les irrégularités de mon discours [NDLR : faisant ainsi référence à son défaut d'élocution] ». Et évidemment ça marche ! Toute trace de langage devient inintelligible au-delà de la cinquième restitution sonore, cédant graduellement la place à des phénomènes acoustiques propres à l'environnement du 454 High Street à Middletown dans le Connecticut. Un accomplissement tout simplement ahurissant au vu des moyens déployés et une approche qui a laissé une empreinte colossale dans l'expérimentation sonore du vingtième siècle.

On ne peut pas dire, en revanche, qu'Arthur Woodbury ait marqué son temps de la même manière ; on en est que plus reconnaissant de voir ce Velox (1970) ressurgir des ténèbres, tout prêt, quatre décennies plus tard, à être adulé par une scène néo-psychédélique jamais rassasiée de synthétiseurs analogiques ni de réverbérations à outrance. Ici c'est l'ordinateur PDP-10, détourné du projet d'intelligence artificielle de la Stanford University, qui fut utilisé pour générer les sons originaux, lesquels furent largement altérés par des manipulations de bandes, transpositions d'octave, additions d'ondes en provenance d'un bon vieux Moog et autres opérations de filtrage. Les Pulse Emitter ou Emeralds d'aujourd'hui feraient bien d'en prendre de la graine. Les mêmes remarques s'appliquent au Phlegethon (1970) de Mark Riener qui, quant à lui, s'engage d'avantage dans la performance visuelle, donnant quelques consignes pour fabriquer son propre dispositif pyrotechnique et sonore. Il est ainsi recommandé de couper puis de tordre un cintre afin de pouvoir le suspendre au plafond et d'y accrocher un mobile. Puis découper environ un mètre d'emballage plastique, le plier dans le sens de la longueur et le tordre plusieurs fois jusqu'à ce qu'il devienne rigide. Sceller alors rapidement à la flamme chacune des extrémités et accrocher l'une d'elles au support précédemment fabriqué. Les lumières étant éteintes, mettre le feu à l'extrémité laissée libre. On s'imagine alors assez bien le spectacle de ces formes en ignition tournoyantes ; en revanche, il est plus difficile de comprendre comment de tels grésillements et chuintements ne sortent pas tout droit d'un appareillage électronique !

Le PDP-10 de la Stanford University est à nouveau sollicité dans Caritas (1969), la seconde composition de Larry Austin à figurer dans cette collection. Cette fois-ci, les sons générés par ordinateur ont été, au final, transformés par un synthétiseur analogique élaboré spécialement pour l'occasion par l'inventeur Don Buchla. Infernale d'activité et plus proche de l'épilepsie sonore que d'autre chose, cette superbe avalanche de particules ravira certainement ceux dont les oreilles furent titillées par la collaboration entre Merzbow, Carlos Giffoni et Jim O'Rourke parue chez No Fun Productions en 2007. Les tympans sont également mis à rude épreuve sur la pièce suivante où Stanley Lunetta livre une performance électronique des plus décapantes. Sur Moosack Machine (1970), le compositeur utilise une installation sonore du même nom qui, interprétant en temps réel les variations de lumière, de température et les mouvements de son environnement, produit et altère des sonorités stridentes avant de les distribuer vers des haut-parleurs disposés aux quatre coins d'un espace. Largement autonomes, les machines de Lunetta ne semblent pas avoir une durée de vie déterminée et, si la présente version ne s'étend guère au-delà du quart d'heure, la légende dit que certains de ces dispositifs expectorent encore des décibels à l'heure où vous lisez ces lignes !

CD 3 : Source Records No. 5 et No. 6

Lowell Cross est essentiellement connu comme le co-inventeur (avec le physicien Carson Jeffries) du show laser moderne. La composante sonore de ces installations n'a pourtant rien à voir avec les hymnes planétaires dont Jean-Michel Jarre a pu nous abreuver pendant trop longtemps. Sur ce Musica Instrumentalis: Video II (B)/(C)/(L), c'est avant tout un drone inexorable, décliné en quelques fréquences, qui nous est donné à entendre. Les notes explicatives indiquent que des images graphiques et sonores sont produites simultanément et de manière interdépendante mais, sans la dimension visuelle, il est difficile de vraiment pénétrer dans cette œuvre de loin la plus minimaliste parmi celles ici réunies. Le changement de registre est manifeste lorsque l'on aborde les English Phonemes (1970) d'Arrigo Lora-Totino qui multiplient, superposent, déforment des voix féminines ou masculines, jouant sur les sonorités du langage. Des syllabes sont déclamées sur tous les tons, bribes de mots à consonances chevauchantes d'où naissent une multitude d'associations. Une pièce poétique où les suggestions abondent, brouillant la ligne entre euphonie et signifiance, ou ne révélant peut être que son tracé sinueux.

Cordes tendues et métal carillonnant sont les composantes principales du Magic Carpet (1971) sur lequel Alvin Curran nous invite à voyager. Basée sur une installation du sculpteur Paul Klerr à la galerie Arco d'Alibert à Rome, cette pièce est un espace sonore à part entière où, tirant profit de ce que l'on imagine être un immense enchevêtrement tridimensionnel de câbles métalliques, Curran a disposé ça et là des cloches au fort pouvoir de résonnance. Manipulé de manière percussive, l'ensemble offre une grande variété de timbres naturellement spatialisés, un aspect probablement magnifié par un traitement électronique ultérieur. La série s'achève sur une note apaisante grâce aux vertus de la pommade appliquée par la compositrice néo-zélandaise Annea Lockwood (Tiger Balm, 1971) qui, avec une étrange fluidité, convoque fauves ronronnant, moiteur tropicale, halètements pré-orgasmiques et autres formes de tensions sous-jacentes qui se succèdent au rythme d'un vibraphone lancinant.

Couvrant une génération de compositeurs au sommet de leur vitalité à la fin des années 1960, les treize pièces réunies dans cette anthologie sont à l'image de la période concernée : bouillonnantes et cruciales, à la croisée des chemins entre conceptualisme et spontanéité, recherche académique et contre-culture. S'il est, en effet, difficile de parcourir cette compilation en ne suivant qu'un seul fil conducteur, on peut néanmoins distinguer quelques aspects majeurs : l'écriture d'une histoire de la musique électronique dans une phase encore précoce de son développement, l'émergence d'un art participatif à travers performances et installations, la réflexion approfondie sur les relations entre phénomènes acoustiques et perception auditive et, surtout, une liberté d'investigation propre aux pionniers fixant l'horizon et contemplant le champ des possibles.

~jcg

Source Records 1-6 - Music of the Avant Garde, 1968-1971
un coffret 3xCD paru chez Pogus (21050-2) ; distribution : Metamkine

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texte original publié dans Octopus (juillet 2009)