19/08/2010

Kevin Parks & Joe Foster :: Acts Have Consequences

A pas feutrés et sans filin, deux américains à Séoul poursuivent leurs pérégrinations dans la nébuleuse électroacoustique. Méticuleux dans tous les aspects de leur démarche, ils dévoilent à présent ce qui pourrait bien être leur magnum opus : près de deux heures d’une musique qui, sous un hermétisme de façade, regorge de détails étincelants.

Dans une diatribe devenue célèbre, Steve Albini mettait en garde les jeunes groupes de rock contre l’industrie discographique et son mode de fonctionnement incompatible avec la fantasmatique « indépendance artistique ». Il y a au moins trois raisons pour lesquelles cet avertissement ne s’adresse pas à Kevin Parks et Joe Foster : (i) ils ne sont pas un jeune groupe de rock, (ii) leur musique n’a pas franchement de potentiel lucratif pour un label et (iii) ils ont déjà tout compris à l’idée d’autonomie. Preuve en est ce double CD à la présentation luxueuse (la fresque apocalyptique déployée sur trois volets en jette pas mal) et à la production impeccable (chaque son est sculpté au rasoir), qui voit le jour au prix des seuls efforts des artistes concernés. Enfin presque puisque la Library of Congress figure quand même, avec d’autres, dans les remerciements. Les bibliothèques, justement, semblent bien garnies chez les deux musiciens qui multiplient les références littéraires le long de ces huit titres, fouillant dans les œuvres de Jorge Luis Borges, Robert Musil, Matthew Arnold ou Varlam Shalamov ; une habitude prise depuis Ipsi sibi somnia fingunt (2008), leur premier disque qui faisait un clin d’œil aux Bucoliques de Virgile.

Si l’on compte la pièce Prince Rupert Drops (2009), téléchargeable librement sur le site du label Homophoni, ce lourdement titré Acts Have Consequences est le troisième opus du duo. Un duo qui, de fait, représente l’incarnation la plus prolifique dans laquelle soit engagé l’un ou l’autre des protagonistes : Foster, que l’on retrouve aussi dans le duo English avec Bonnie Jones ou en compagnie d’improvisateurs coréens, comme Parks dont on peine à suivre la trace en dehors des mystérieux Pinko Communoids. Deux disques, sobrement désignés par les lettres A et B comme les faces d’un vinyle, exploitent les mêmes matières premières mais les abordent avec des perspectives résolument différentes.

Le disque A donne à entendre les pièces les plus concises, entre dix et douze minutes en moyenne, et aussi les plus structurées avec un éclairage des multiples niveaux d’activité qui fluctue avec précision. Le contraste entre plénitude absorbante et incisions aiguisées est l’une des marques de cette face qui se développe avec autant d’aplomb que de tempérance ; les dispositifs électroniques semblent essentiellement mis à contribution même si les ombres de la trompette de Foster et surtout de la guitare de Parks sont reconnaissables à l’occasion. « The Leery Light of Dawn » offre une parfaite entrée en matière avec son souffle texturé comme une bruine légère déviée par à-coups sous l’influence de mouvements d'air, ses crépitations croustillantes aux contours précis et sa tonalité vaporeuse qui se matérialise et s’évapore graduellement. Emprunté à l’Homme sans qualités, « Somehow or other, order, once it reaches a certain stage, calls for bloodshed » (« d’une façon ou d’une autre, l’ordre, lorsqu’il atteint un certain degré, appelle au carnage ») remporte la palme du meilleur titre de l’album et déroule d’autres subterfuges : fragments de silence entrecoupés de chaos métallique, cordes pincées dont l’écho se sature et flashes ultrarapides sur fond d’infrabasse constituent autant de motifs qui reviennent à l’improviste pour créer une tension d’incertitude.

Le disque B s’éloigne du bruitisme de chambre et relâche largement la pression avec des morceaux significativement plus longs, plus espacés et où, de façon notable, la guitare prend très souvent les devants. En équilibre sur une diagonale reliant Loren Connors et Taku Sugimoto, Parks libère des notes éparses qui se détachent avec clarté sur la grisaille. L’allure ralentie et le degré d’acuité diminué d’autant apparaissent comme une perte de concentration, un flottement qui tranche avec la clairvoyance ressentie précédemment. Le temps s’étire et se fait peut être plus exploratoire, comme la quête inachevée d’un son collectif ou, au contraire, l’abandon résolu des systèmes bien huilés pour un territoire moins confortable et moins somptueux. La fin de « Much can be hidden in the folds of the moutain » (quel titre là encore !) renoue avec la compaction protéiforme et propose un très beau début d’orage qui n’éclate jamais tandis que, en guise de coda, « A Shelter from Sadder Things » s’épanche en guitare atmosphérique entaillée par des incursions électroniques.

Deux disques, plutôt qu’un double, où transparaissent autant la cohérence que la volonté de déjouer les expectatives et qui captivent par l’inexplicable justesse employée à construire des énigmes sonores. On s’attend donc à tout pour leur prochain effort qui, avec un peu de chance, prendra la forme d’un coffret autoproduit de 12 CD, chacun reprenant un chant de l’Enéide.

~ jcg

un double CD paru sur... aucun label ! ; distribution : Erstdist