20/09/2010

Another Timbre :: Duos with Brass

Rarement a-t-on vu un label consacré à la musique improvisée se développer avec autant de rapidité et de détermination qu’Another Timbre. En à peine trois ans d’existence, le label de Sheffield compte déjà une quarantaine de parutions à son actif et pas des moindres. A tel point qu’en 2010, les enregistrements nous parviennent par série de quatre, regroupés selon l’appareillage mis en œuvre. Après le piano et la guitare, c’est au tour des cuivres d’être mis en exergue, accouplés à un autre instrument dans autant de duos passionnants.

Les lecteurs familiers de ces pages connaissent sans doute le catalogue d’Another Timbre sur le bout des doigts et savent déjà qu’il s’agit d’une perle rare tant l’impressionnante productivité du label se conjugue avec un très haut standard de qualité (un doublé que l’on ne rencontre pas si souvent de nos jours). Derrière tout ça, il y a un homme, Simon Reynell, qui promène ses micros un peu partout où le porte son instinct, lequel semble le guider invariablement vers les performances improvisées les plus remarquables. Il n’est pas inutile de préciser que Reynell vient du documentaire télévisé où, en tant que preneur de son, il a non seulement acquis une expertise technique mais aussi une capacité d’écoute, une position de retrait par rapport à son sujet afin de lui laisser le champ libre. On peut même se demander si ces vertus ne sont pas davantage sollicitées par la capture de sonorités exigeantes que par les programmes de la BBC, mais c’est là un tout autre débat... Ce qui importe ici ce sont ces quatre enregistrements où tuba, trompette ou trombone s’associe à un autre instrument dans des rencontres jusqu'à présent inédites sur disque et qui, bien sûr, méritent le détour.

C’est à Arezzo, en Toscane, que le boss d’Another Timbre est allé enregistrer la collaboration entre Roberto Fabbriciani, natif de la ville, et Robin Hayward, citoyen britannique mais berlinois d’adoption. Le premier est reconnu dans le monde de la musique contemporaine comme un flûtiste majeur ayant étendu les possibilités de son instrument : on lui doit notamment l’invention de la flûte hyperbasse, aussi unique qu’imposante avec ses douze mètres de tubage et ses deux octaves en dessous de la flûte contrebasse ! Le second est un improvisateur aguerri qui approche le tuba avec la plus grande minutie et utilise, pour cet enregistrement, une version microtonale récemment développée. Travaillant avec une nouvelle incarnation de son instrument (Hayward) ou franchissant le pas de l’improvisation (Fabbriciani), les deux musiciens abandonnent en partie leurs habitudes et explorent de nouvelles étendues. On croit d’ailleurs ressentir comme une tension des premières fois, une gravité devant l’inconnu. Le lieu de la rencontre, la basilique San Domenico, renforce aussi peut être son caractère solennel par sa dimension et son acoustique réverbérante. Presque anxieusement, les volumineuses machines sonores produisent des timbres qui s’étirent avec lenteur et dont la richesse se nourrit de la vibration du métal et de l’écho renvoyé par la pierre. La texture l’emporte aisément sur la structure et il faut souvent être très attentif pour parvenir à saisir des fréquences extrêmement basses, au seuil du spectre discernable par l’oreille humaine. Une pesanteur impalpable se fait jour, quelque peu intimidante, comme une entité gigantesque que l’on ne parvient jamais à appréhender dans sa globalité et d’où émane un sentiment de puissance confinée à l’état de latence. C’est un peu comme se retrouver face à une carcasse de baleine encore animée de mouvements et dont les intentions sont difficiles à interpréter, comme assister à cette longue agonie dont les rares soubresauts ne manquent pas de pétrifier mais dont l’issue ne laisse planer aucun doute. Deux titres sur les cinq offrent un semblant de rupture avec l’austérité générale : « Riflessione » et « Colori de Cimabue », une référence au maître italien dont un fameux crucifix trône dans la basilique San Domenico. Ici la palette devient plus vaste, les sonorités plus diverses, on décèlerait presque une ébauche narrative et, en tout cas, on se laisse happer irrésistiblement par une masse sonore qui se pare de fabuleux reflets. Les grondements sourds occupent à nouveau l’espace sur l'ultime morceau qui retourne aux préoccupations initiales et conclut ce disque radical, sans doute davantage admirable que séduisant, mais qui n’en demeure pas moins important voire même peut être historique.

A.D. sont les initiales d’Angharad Davies (violon) et d’Axel Dörner (trompette) qui forment ce duo que l’on jurerait avoir déjà entendu, mais pourtant non. Il faut dire que l’axe Londres-Berlin, fertile depuis toujours dans l’univers des musiques improvisées, a tellement enfanté d’alliances subtiles et complémentaires que celle-ci aurait tout à fait pu se produire il y a cinq ans. En réalité, cette rencontre a été enregistrée en décembre 2008 et la musique qui en découle se révèle parfaitement exemplaire des esthétiques chevauchantes des deux improvisateurs. L’éclat et la luxuriance des instruments sont délibérément mis de côté au profit d’explorations plus intérieures mais qui gardent la tête froide et les idées claires. Faisant preuve d’une technicité toujours aussi impressionnante, Dörner se concentre sur de minuscules compartiments et souffle, siffle, salive, soupire, susurre avec une rigueur qui jamais ne se relâche. Davies, quant à elle, exploite également, une à une, des surfaces réduites de son instrument, frôlant les cordes pour produire des tonalités qui flirtent avec les ultrasons, travaillant avec obstination des textures qui, bien que fragiles, ne fléchissent à aucun moment. La complicité est là et quand l’un des musiciens semble s’être ancré sur un point, qu’il tourne autour d’un motif, l’autre le rejoint souvent par un procédé d’imitation ou, à l’inverse, de contre-pied. De cette session, on retiendra plus particulièrement le « Stück Dau », recroquevillé dans le silence au début puis qui se déplie magnifiquement, traçant, au milieu de nulle part, un chemin engageant qui finit au milieu d’un festival particulaire où les vibrations des orbitales atomiques sont comme rendues audibles. Paradoxalement conventionnel (au vu des « codes » du genre), cette performance, virtuose dans sa sobriété, rayonne avant tout par sa finesse et sa limpidité.

Difficile de savoir si Giles U. est un clin d’œil au dissident thaïlandais accusé de crime de lèse-majesté et actuellement en exil au Royaume-Uni. En tout cas, aucun contenu politique n’est discernable chez Carl Ludwig Hübsch et Christoph Schiller qui n’arborent pas la moindre chemise rouge sur la photo visible au dos de la pochette de leur disque. Tuba oblige (c’est Hübsch qui en joue), les premières secondes rappellent immanquablement Nella Basilica avant que cette ressemblance superficielle ne se dissipe très vite. Au souffle rauque et au barrage de particules provenant du cuivre corpulent viennent se mêler une variété de sonorités sorties de l’épinette de Schiller. Eh oui, l’épinette : relativement méconnue, cette version miniature du clavecin est rarement entendue dans un contexte d’improvisation ou même dans n’importe quel autre. On est d’autant plus intrigué par ces surfaces frottées, heurtées, cordes pincées, caressées par un aimant électromagnétique et/ou dont la vibration est altérée par différentes préparations. Très actif, le duo part dans de nombreuses directions et envisage différents modes d’interaction. Rien n’est impossible : douche froide, picotement d’insecte, percussions sur métal, rythme faussement répétitif qui se démantèle graduellement, bottleneck et morceau de polystyrène employés comme accessoires de ce qu’il conviendrait alors d'appeler une slide spinet (!), brisures d’une fraction de seconde ou ruissellements torrentiels. Les superpositions de matières se succèdent en permanence dans un emballement plein de vigueur qui, pas gêné son instrumentation atypique, trouve légitimement sa place dans les dernières ramifications de l’arbre généalogique de la free music européenne.

Deux jeunes improvisateurs français (cocorico !) sont réunis sur le quatrième et dernier disque de la série. On avait découvert Olivier Toulemonde (objets acoustiques) dans un trio avec Michel Doneda et Nicolas Desmarcheliers ; on le retrouve ici en compagnie de Mathias Forge, tromboniste, membre du collectif MICRO (musique improvisée en côte roannaise) et, comme nous en informe sa notice biographique, descendant d’une longue famille de scieurs. Dès le premier « sshhtoiiiing ! », on ne peut s’empêcher d’imaginer l’attirail déployé. On y verrait bien tiges filetées, ressorts, billes, bols, paille de fer et autres ustensiles tressauter au contact d’une surface vibrante, un peu comme des ingrédients cuisinés à la façon teppanyaki. La prédominance des objets métalliques est manifeste et un archet semble également en tirer des gémissements. Côté trombone, on l’entend chuinter, ronronner, expectorer, blatérer avec un très beau savoir-faire et quelques trouvailles qui nous transportent dans les stridences d’un atelier de menuiserie ou dans un labyrinthe de tuyaux dévergondant la mécanique des fluides. A bien des reprises, les contributions des deux musiciens se confondent largement, lorsque, par exemple, surgit une nuée de bruit blanc qui pourrait se former dans le pavillon du trombone comme sortir d’une radio à ondes courtes. Les mouvements sont nombreux mais sans gesticulations inutiles. Sans sourciller, on passe du chaos sous contrôle où un raclement de truelle se fait menaçant à une pause contemplative, comme ce passage vers les quinze minutes où le flux s’immobilise et l’ardeur se mue en sérénité. Expliquant peut être en partie cette séquence sans temps mort, on signalera que ces très cohérentes 38 minutes sont en réalité le fruit d’un montage (habile puisque imperceptible) de deux performances, l’une en public, l’autre non.

~ jcg

Roberto Fabbriciani & Robin Hayward :: Nella Basilica
Angharad Davies & Axel Dörner :: A.D.
Carl Ludwig Hübsch & Christoph Schiller :: Giles U.
Mathias Forge & Olivier Toulemonde :: Pie ‘n’ Mash

quatre CD parus chez Another Timbre (at30-33) ; distribution : Metamkine

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