21/09/2009

Sophie Agnel :: Capsizing Moments

Pas facile de défricher du terrain ou de garder une identité lorsque l’on aborde aujourd’hui l’épreuve du solo de piano. L’histoire de la musique regorge de ces performances auréolées dont la somme laisse parfois penser que les limites de l’exercice ont été atteintes. Voici pourtant un disque qui occupe un espace dont on ne soupçonnait pas l’existence et qui grandit à chaque écoute.

La liste des pianistes qui ont su conjuguer (au singulier) virtuosité et improvisation libre est longue. On se doit d’y inclure Sophie Agnel qui, en 2000, s’était fait connaître en tant que soliste avec un premier disque remarquable. Une poignée d’enregistrements collaboratifs plus tard (en compagnie de Lionel Marchetti & Jérôme Noetinger, Christine Wodrascka, Olivier Benoit ou Phil Minton), la voila qui retourne au face-à-face intime et périlleux avec son unique instrument. Unique dans tous les sens du terme car les possibilités acoustiques du piano sont ici largement étendues par des « préparations variables » dont on devine parfois la nature mais qui bien souvent résistent à l’identification formelle. A la différence du standard érigé par Cage, les objets disposés sur les cordes pour en altérer le timbre et la résonance ne suivent pas un arrangement prédéfini mais sont manipulés en temps réel par Agnel qui semble jouer plus souvent à l’intérieur du piano que derrière le clavier. Le titre du disque, Capsizing Moments, est un clin d’œil explicite au lieu où il a été enregistré lors d’un concert en novembre 2008. Pour ceux qui ne verraient vraiment pas : il suffit de traduire !

C’est une masse grondante qui attend l’auditeur et l’absorbe dès les premières secondes. Une matière complexe faite de résonances qui se multiplient à chaque désintégration, une cascade de vibrations graves, presque solennelles, une simultanéité d’avalanches qui se révèlent pétries de détails. Les jeux d’interférences sont nombreux : matériaux légers ballottés sur les cordes au hasard des secousses, tiges de bois ou de métal qui s’emmêlent et rebondissent, coups de brosse énergiques, chocs sur le cadre. Puis le chaos s’organise en trame de fond répétitive, martèlement sourd que viennent interrompre d’intimidants coups de semonces avant d’être à nouveau submergés par le roulement inexorable des basses fréquences. S’installent alors progressivement des nappes éthérées que l’on serait tenté d'attribuer à la mise en activité de certaines parties métalliques du piano suite au frottement d’une cymbale ou à l’action d’un aimant électro-magnétique.

Le second mouvement rompt avec la délicatesse de ces dernières textures et démarre sur des stridences que l’on imagine être le résultat du frottement du crin ou bien de blocs de polystyrène sur les cordes aiguës. Un long et fluide chapelet de notes ultra-rapides s’écoule ensuite, résistant à de violents coups de masse, clusters assénés avec frénésie jusqu'à ce que tout s’arrête brutalement pour laisser la place à d’autres motifs non moins tendus.

La troisième et dernière partie se décline sur un mode plus apaisé, plus discursif. Des stratégies similaires sont à l’œuvre, exploration des dissonances et des superpositions, mais dans un registre moins abrasif. Entre les glissandi et les fourmillements auxquels l’oreille s’est désormais habituée de nouvelles sonorités se fraient un chemin : on croit entendre brièvement ici un mélodica, là un couple de morses sur la banquise. Au-delà des illusions auditives, on distingue nettement le tintement d’une clochette qui passe brusquement au premier plan pendant plus d’une minute alors que le piano se fait silencieux. Celui-ci reprend spontanément ses bruissements et clameurs avec une vigueur qui n’aura de cesse de s’estomper jusqu'à l'agonie finale où le son devient transparent à plusieurs reprises avant de se dissiper tout à fait.

Si quelques uns ont abordé avec succès l’improvisation au piano préparé (des exemples récents sont fournis par Cor Fuhler, Anthony Pateras ou Sebastian Lexer), Sophie Agnel est l’une des rares à atteindre une telle intensité et, sans avoir recours au moindre dispositif électronique, une telle richesse texturale. Mais, plus que la succession d’effets saisissants, c’est le sens aigu de la progression et des contrastes, la lucidité dans chacune des directions prises, la maîtrise parfaite de la construction musicale sur la durée qui fascinent. Le mot n’est pas trop fort, surtout lorsque l’on sait que ce disque reprend non pas des morceaux choisis mais bien une seule et même performance, fixée dans son intégralité et sans retouches. Extraordinaire, littéralement !

~jcg

un CD paru chez Emanem (5004) ; distribution : Orkhêstra

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