14/06/2010

Phill Niblock :: Touch Strings

Maintenant inlassablement le même cap, le compositeur new-yorkais poursuit sa quête majestueuse de l’absolu musical, avec une sérénité qui, sans doute plus que jamais, éblouit.

Il faut reconnaître que, depuis les années 1970, Phill Niblock s’est attaché à explorer le drone avec un tel acharnement qu’il en est graduellement devenu l’un des plus hauts dignitaires. Si l’intéressé lui-même dénierait probablement une telle position, un simple regard vers ses récents monuments discographiques impose naturellement le respect. Nul doute que Niblock et le label Touch, qui édite l’essentiel de ses œuvres depuis une décennie, ont un goût pour les échelles temporelles de grande ampleur : un premier disque paru en 2000, un double en 2003, un triple en 2006, et maintenant un double à nouveau en 2009. Une périodicité dont la précision se niche jusque dans les références de catalogue : TO:49 puis TO:59, puis TO:69 et à présent TO:79.

Le principe général de composition reste inchangé : des sources instrumentales sont enregistrées puis (dé)multipliées, filtrées, enchevêtrées à l’aide d’outils informatiques jusqu'à devenir de gigantesques masses sonores dont la densité prend racine dans les qualités texturales des instruments de départ. Si la « recette » a déjà fait ses preuves, sa mise en œuvre avec d’infinies variations n’en révèle pas moins de nouvelles nuances. Touch Strings, logiquement dédié aux instruments à cordes, en est l’illustration parfaite avec trois pièces qui, pour la plupart, revisitent des instrumentations avec lesquelles Niblock a déjà travaillé.

« Stosspeng » est une commande de Susan Stenger et Robert Poss, réunis comme au bon vieux temps de Band of Susans. A l’aide de guitares et basses électriques, les deux musiciens produisent uniquement les notes mi, fa et fa# dans différents octaves. Des tonalités très légèrement décalées par rapport à ces hauteurs ont ensuite été sélectionnées à l’aide du système Pro Tools et superposées pour se fondre, pendant près d’une heure, en une longue dérive ondoyante. Le résultat est beaucoup plus convaincant que celui donné à entendre sur G2,44+/x2 sur lequel on retrouvait déjà Stenger et Poss.

La pièce suivante, « Poure », ouvre le second disque et est « interprétée » par le violoncelliste belge Arne Deforce qui parait tout autant à son aise avec l’univers de Niblock qu’avec le répertoire de Scelsi et Feldman. Après « Harm » (parue en 2006 sur Touch Three), Deforce est à nouveau le protagoniste solo d’une pièce dont les sonorités s’aventurent parfois sur les terres de Tony Conrad ou de James Tenney. Cette fois, c’est le musicien lui-même qui est responsable des glissements de tonalités en accordant son instrument en temps réel sur une onde sinus calibrée. Celle-ci lui est rendue visible par un oscilloscope qui est également alimenté par le signal capté par le micro : le motif qui en résulte est stable si les tonalités de l’onde et du violoncelle sont rigoureusement identiques ou bien tourne dans un sens ou dans l’autre selon la nature du décalage. Constamment en recherche d’un point d’équilibre, des strates s’accumulent progressivement en une puissante nuée d’intonations qui compte parmi les réalisations les plus abrasives du compositeur.

De « Three Orchids », composition pour trois orchestres, Niblock en a fait ici « One Large Rose » pour le Nelly Boyd Ensemble qui conclut de splendide manière ce recueil. Une seule des trois partitions a été gardée et altérée pour allonger sa durée au-delà des 45 minutes. Cette version a été jouée un grand nombre de fois pendant deux jours dans une église de Hambourg par Peter Imig (violon), Robert Engelbrecht (violoncelle), Jens Röhm (guitare basse acoustique) et Jan Feddersen (piano frotté sur les cordes). De ces sessions, quatre enregistrements ont été assemblés pour construire un colossal édifice sonore où des circonvolutions résonnantes se déploient à l’infini et des sempiternels vrombissements meurent et renaissent à chaque instant.

Fidèle à la pensée d’Héraclite, Niblock ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve. De fait, même si son abord peut sembler austère à certains, sa musique n’a jamais montré autant de mouvements et de reflets. On scrutera donc l’horizon 2012 pour voir si la fin d’un calendrier maya marquera le point final d’une œuvre grandiose (on attend la référence TO:89 au tournant) ou, au contraire, ouvrira une nouvelle ère de compositions. Du haut de ses 76 ans, Phill Niblock peut légitimement prétendre à l’éternité et, en tout cas, n’a certainement pas finit de bourdonner.

~ jcg

un double CD paru chez Touch (TO:79) ; distribution : La Baleine, Metamkine

PS : extrait d’une version de Stosspeng avec Maurizio Grandinetti et Kasper T. Toeplitz (Bâle, 2008). Attention, la piètre qualité de l’extrait ne permet cependant pas d’appréhender pleinement les nuances de la musique de Phill Niblock qui demeure totalement incompatible avec toute forme de compression/limitation sonore !