19/12/2010

L’Innomable se refait un nom

On ne sait pas trop s’il faut parler de résurrection pour qualifier le retour aux affaires de l’Innomable (sic). En tout cas, après trois ans de silence radio, on se réjouit de voir surgir une série éclectique de parutions chez le label slovène qui semble se porter à nouveau comme un charme. Pourvu que ça dure.

Au début des années 1950, Beckett, avec L’Innommable, parachevait sa fameuse trilogie de romans, limant un peu plus sa langue d’adoption et la dégorgeant comme personne pour dire la difficulté d’être et la tentation du néant. Un demi-siècle plus tard, l’influence de l’œuvre se manifeste sous un jour inattendu avec la création à Ljubljana d’un minuscule label de musiques inclassables qui s’empare du titre mais paume une consonne au passage. Depuis 2003, Luka Zagoričnik contribue à la documentation sans œillères de l’improvisation électroacoustique de tout poil et fait paraître en quantité limitée des CD-R élégamment empaquetés dans de fines pochettes conçues par Jani Peternelj, en charge du design. Après un long hiatus, L’Innomable reprend son activité et maintient le cap avec confiance. Preuves à l’appui : ces trois premiers disques de l’année 2010 qui s’annonce comme l’une des plus fertiles pour le label jusqu'à présent.

Ce ne sont pas les notes de pochette inexistantes qui l’indiquent mais le Stasis Duo est formé des australiens Matthew Earle (table de mixage, électronique) et Adam Sussmann (guitare, électronique). Connaître l’instrumentation mise en œuvre ne renseigne en rien sur les sons qui en émanent : transparents, infinitésimaux ; discrets crépitements frôlant les seuils de détection, impalpables oscillations se matérialisant comme des rides à la surface de l’eau. Une présence en filigrane qui aurait pu tout aussi bien naître du synthétiseur analogique de Jason Kahn ou de la no-input mixing board de Toshimaru Nakamura. On ne sait rien non plus sur les circonstances de l’enregistrement et on a d’autre choix que de se laisser porter par ces huit pièces sans titre qui, progressivement, semblent se dissiper, s’épurer toujours plus pour tendre vers l’immobilité parfaite. Une enveloppe fragile rongée par des décharges électroniques sous-jacentes est au bord de la désintégration, un ruissellement horizontal s’assèche en poudre précieuse et astringente, des fréquences dérivent et se concentrent en un point qui finit par les absorber totalement. Le travail est méticuleux et parvient à maintenir une densité en dépit du registre dans lequel il évolue, ce qui n’est pas peu dire.

Capturé en octobre 2004 au Goethe Institut de Buenos Aires, ce concert réunit des improvisateurs en provenance des capitales argentine et allemande. Andrea Neumann (cadre de piano) et Robin Hayward (tuba), par ailleurs membres du collectif Phosphor, sont des collaborateurs réguliers ; ils s’acoquinent ici avec trois musiciens locaux : Sergio Merce (saxophone ténor, électronique), Gabriel Paiuk (piano) et Lucio Capece (saxophone soprano, clarinette basse), lequel est à présent résident berlinois et n’a peut être pas été étranger à l’organisation de cette rencontre. Cet enregistrement est l’un des plus anciens témoignages de l’activité des musiciens concernés (Neumann mise à part) et, à ce titre, mérite toute notre attention. Ça cliquette, ça grésille, ça barbote par intermittence. Le plein et le vide semblent respecter une respectueuse alternance. Un galet frotté sur le bois évoque un train fantôme, les flux de salive côtoient des lignes à haute tension, des battements rapides s’emballent pour se muer en bourdon, les grincements de chaises et les toussotements de l'auditoire trouvent une place naturelle au milieu des mouvements d’air pulsé et autres raclements métalliques. Quelques passages évanescents caressent davantage l’oreille dans le sens du cil auditif, notamment à mi-parcours lorsque d’amples strates sonores générées par plusieurs musiciens se superposent dans une consonance quasi-bienveillante ou encore après 31 minutes lors du pic d’intensité de la session. Au total, le disque est honorable même s’il ne bouleverse pas les codes du réductionnisme ni ne constitue la cruciale pièce manquante que l’on espérait secrètement.

Chez L’Innomable, on n’a pas l’habitude du format CD et encore moins d’en sortir un à 500 exemplaires, soit deux à trois fois la quantité standard ! Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Nepretrganost est donc un mastodonte qui a vu le jour avec l’appui du ministère slovène de la culture ainsi que de l’institut Sploh, une structure spécialisée dans la production musicale d’avant-garde et dont le directeur artistique n’est autre que Tomaž Grom. Contrebassiste rarement entendu (sa dernière apparition discographique remonte à 2006 au sein du duo électroacoustique TILT), Grom s’associe à Seijiro Murayama dont le travail est largement plus documenté, lui qui a planté son set minimal de percussions en face de Jean-Luc Guionnet, Michael Northam, Eric Cordier, Eric La Casa ou encore Toshiya Tsunoda. Les premiers instants de ce disque en sont un condensé : sec comme un coup de trique, un balai frappe sur la caisse claire et, immédiatement, le choc résonne à travers le corps de la contrebasse comme s’il l’avait directement affecté. La complémentarité entre les deux musiciens rayonne. Le geste, d’autant plus affûté qu’il est souvent réduit à sa plus simple expression, compte autant que le son qu’il produit. Il s’agit de masser, de polir, d’effleurer avec un engagement total. Sans mimétisme, les jeux parallèles participent à la construction d’une même entité robuste mais instable et donc évolutive en permanence : du groove rachitique qui prend forme vers 4’30 sur « Dva » au drone cristallin qui oscille entre l’aérien et l’abrasif sur la superbe pièce suivante (« Tri ») grâce à une combinaison d’archets sur cordes et cymbale à laquelle semblent s’ajouter quelques discrètes préparations électroniques. Minimalisme obsessionnel, astiquage d’un centimètre carré de l’instrument ou vitalité débordante avec éclats et à-coups : tout est possible à chaque instant et le passage d’un état à l’autre se fait avec un naturel séduisant. Une musique souple, instinctive, clairvoyante qui laisse penser que ce duo a quelques beaux jours devant lui.

~ jcg

Stasis Duo :: s/t
Berlin-Buenos Aires Quintet :: s/t
Tomaž Grom & Seijiro Murayama :: Nepretrganost

deux CD-R et un CD parus chez L’Innomable ; distribution : Metamkine

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